Nous n'en avons pas reparlé. Ni de ses larmes, ni de mon désemparement, ni de nos armures respectives tombées à trop les frapper. Non. Nous n'avons pas reparlé de cette nuit blottis l'un contre l'autre comme deux amants, de sa tête sur mon torse, de mon nez dans ses cheveux, de nos coeurs réglés pour une fois sur la même fréquence radio. Non. C'était presque tabou. Peut-être en aurais-je eu envie, peut-être elle aussi, peut-être aurions-nous dû en parler, nous expliquer. Mais je sais qu'au lendemain, nos fiertés auraient repris le pouvoir, sévissant sur le royaume de nos confrontations explosives. Et je sais que je n'aurais pas voulu qualifier ça avec de mauvais mots, avec des lettres injustes et insuffisantes, maigrement collées les unes aux autres sans même un bout de scotch. Non, je ne voulais pas. En fait, je voulais garder dans ma tête le souvenir de cette chute dérisoirement libératrice comme elle m'était apparue : inespérée. Tragiquement merveilleuse. Peut-être avait-ce été la meilleure nuit de mon existence avec elle, quand bien même rien d'autre ne s'était passé, quand bien même nous étions-nous endormis imbriqués dans l'autre avec l'innocence de deux enfants trop fatigués pour bouger.

Les bras sur mes genoux pliés, j'observe l'océan. C'est à elle que je pense. À ses yeux encore plus tempétueux et à la fois plus purs que le plus grand des océans. À leur eau bien plus coriace et bien plus amère à avaler et pourtant une eau où il est si tentant de se laisser sombrer. Accroché aux ancres de ses yeux comme un capitaine déchu de son navire englouti par les flots, il faut croire que je me complais parfaitement à tout ça. Que je ne veux pas lâcher prise. Je suis le titanic, elle est mon iceberg, mais je rêve de couler avec elle jusqu'aux abysses les plus sombres de nos âmes. J'inspire doucement. Non, je ne sais pas bien pourquoi est-ce que je saisis mon portable. Pourquoi est-ce que je compose calmement, comme robotisé : « viens me rejoindre à la crique. ». Non, je ne sais pas. Mais j'en ai envie, au diable les réponses à ses questions énigmatiques qui ne me laissent en bouche que le manque acide de leurs résolutions. Comme un mathématicien devant la plus complexe des équations, je reste là, devant le tableau noir à fixer la fatalité, ne pouvant me résoudre à quitter ce qui m'obsède. Si je suis ce scientifique alors elle est mes chiffres, mes incompréhensions, ma plus belle et ma plus dangereuse passion. Je passe une main dans mes cheveux ébouriffés. Peut-être ne viendra-t-elle pas. Peut-être ne viendra-t-elle jamais. Peut-être même est-ce que je ne la verrais plus jamais, comment contrôler pareille catastrophe naturelle ? Essayez de contenir un cyclone, il vous échappera entre les doigts, bravant toutes vos certitudes. C'est ce qu'elle est pour moi. Je hausse les épaules comme si je me posais réellement toutes ces questions à voix haute. Qu'importe qu'elle vienne ou pas. Je serais capable d'attendre ici le restant de mes jours, avec l'espoir un peu naïf que quelque chose évolue. Que notre situation évolue. Peu importe la direction, il me semble évident que ni elle ni moi ne parvenons désormais à la supporter telle qu'elle, que nos mains souffrent de trop se brûler et que nos coeurs saignent de trop se déchirer.

Et si elle ne vient pas ? J'arrête pas de me répéter en boucle que ce n'est pas grave ou encore que je m'en fous, ça ne me fera rien ! mais quel piètre menteur je fais. J'ai jamais su manier l'autopersuasion mais alors là, je suis vraiment d'une nullité atroce. Bien sûr que ça m'atteindra. Et plus les secondes passent plus je me dis que c'est fichu. Qu'elle ne viendra pas. Qu'elle ne veut plus me voir. Que d'une manière ou d'une autre, j'ai tout gâché. Est-ce de l'amour ? J'n'en sais rien, j'pensais connaître ça moi. Après-tout, j'ai vraiment aimé April mais là c'est.. là c'est d'une autre puissance encore. C'est tellement fort. Si fort que ça en est douloureux. Si fort que ses absences sont une torture, que sa présence est à la fois si dure. Je n'en peux plus de tourner en rond dans notre appartement en faisant semblant. En écoutant le soir si je peux aller jusqu'à la salle de bain sans la croiser. En l'évitant parce que l'avoir près de moi sans rien pouvoir lui dire de vrai, ça me bouffe. Et puis soudain elle est là.

Juste là à côté de moi. Je n'ose même pas la regarder. Mes yeux rivés sur les vaguelettes de l'océan ne s'en détachent pas. J'ai peur de ce que je pourrais lire. J'ai surtout peur de ce qu'elle pourrait lire, elle. Pauvre pantin que je suis devenu, j'ai toujours ignoré si c'était elle qui tirait les ficelles ou bien moi. Peut-être n'étions-nous que pantins tous les deux, soumis à un marionnettiste bien plus fort. Mais les ficelles ont cédé, et voilà les marionnettes lâchées, sauvages et désarmées. « Je crois que je suis amoureuse. » Je ne sais pas bien pourquoi, mais je ne pense même pas à moi. Cette possibilité passe outre. Elle a donc trouvé mieux. En même temps, ce n'est pas difficile de trouver un type plus clair dans sa tête et qui ne se drogue pas. Elle a trouvé mieux. Mieux que moi. Amoureuse ? J'ai envie de m'enterrer dans ce sable, de me noyer dans son étreinte brûlante. Je n'ai pas bougé. « Mais je ne sais pas comment faire. » Là, je tourne ma tête vers elle. Heureusement – ou malheureusement ? – elle ne me regarde pas. Il fait un soleil éblouissant mais j'ai froid, désespérément froid. Je ne sais pas ce que je suis censé dire. La féliciter ? La pousser dans les bras de cet autre que je tuerais bien si je savais au moins son nom ? Est-ce ce putain de voisin ? Je vois vite rouge. Je détourne le regard. « Je crois que moi aussi. Donc visiblement... nous avons un problème. » Peut-être qu'il est venu le temps des bombes. Peut-être vaut-il mieux tout déballer aujourd'hui. Peut-être vaut-il mieux que tout se termine ici, sur cette plage. Que s'arrête là cette relation du loup et de la brebis, où les rôles mal distribués s'intervertissent comme de simples cartes à jouer. Je regarde mes mains croisées puis les séparent, comme si je trouvais un plaisir jouissif à séparer deux êtres sur lesquels j'ai le pouvoir, à défaut d'en avoir un quelconque sur elle et moi. « J'en peux plus de vivre comme ça, Nevaeh. » j'avoue alors, une once de désespoir au fond de la gorge, tournant mon visage désemparé vers le ciel, les dents serrées. C'est la vérité. Je n'en peux juste plus que l'on s'amuse à se griffer l'un et l'autre pour voir qui touchera au plus profond.

Un problème. Ce n'est pas un problème mais une maladie. Une véritable épidémie qui s'est répandue dans mon corps jusqu'à contaminer mon cœur. Comme des cellules cancéreuses. Aussi facilement qu'une tumeur. Ça a pris support sur cet organe et depuis, ça ne le lâche pas. Il n'existe aucune thérapie. Rien pour me soigner. Est-elle malade, elle aussi ? Je n'en sais rien. C'est ce qu'elle vient de dire, mais je ne crois pas que je suis sa tumeur à elle. Je sens mon regard sur mon visage mais j'ai peur de le tourner. J'ai peur de croiser ses belles prunelles bleutées, peur d'avoir envie de l'embrasser, peur d'avoir envie de l'aimer. Oh oui ça m'a toujours fait plus peur que d'aimer en soi-même. Avoir envie d'aimer quelqu'un. Est-ce que j'ai envie de l'aimer ? Bordel j'en sais rien, j'ai l'impression d'être un fou en asile psychiatrique. Ça existe le groupe des amoureux anonymes ? Non, non parce que pour la plupart des gens c'est sans doute quelque chose de merveilleux, non ?

« Je pourrais déménager. » J'ai l'impression d'avoir mal entendu. Qu'est-ce qu'elle a dit ? Non, impossible. Je suis si interloqué que je tourne mon regard désespéré vers elle. Elle n'a pas le droit de s'en aller, elle n'a pas droit de me laisser. J'ai l'impression de perdre pieds là comme ça. Heureusement que je suis assis. Je ne détache pas mon regard d'elle. Elle est si belle. Tellement belle que ça en devient empoisonné. « Trouver un appart, et on pourrait peut-être… Reprendre à zéro. » Ma réaction est immédiate. Je secoue précipitamment la tête. « Non ! » je m'écrie d'un seul coup. Je cherche son regard en le fuyant en même temps. « N-Neva' t'as pas le droit de partir, je.. j'veux pas que tu partes. » Je sens mon estomac se retourner rien qu'imaginer cet appartement vide. J'imagine sa chambre blanche et calme, j'imagine la cuisine seulement bien rangée, j'imagine la télé toujours éteinte, j'imagine la salle de bain dévastée parce que ses affaires ne seront plus là, j'imagine Prunelle gratter à ma porte parce qu'il n'y aura plus que moi dans ce foutu appartement. Je n'sais pas comment je faisais il y a six mois lorsque je vivais seul. « Je… » Je détourne le regard, j'ai peur de ce qu'elle pourrait dire. « Je n’ai jamais ressenti ça pour personne. Ca fait du bien mais le plus souvent ça fait un mal de chien et… J’aimerai juste que ça arrête de faire mal tu vois parce que ça pourrait être vraiment bien. » Je fronce les sourcils, parce que je ne comprends vraiment rien. Que viens-je faire dans son histoire, hein ? Que je lui souhaite d'être heureuse ? Qu'elle me présente son prince charmant ? « Alors on pourrait trouver un compromis ? » Je me prends la tête entre les mains. J'ai envie de lui dire d'arrêter de me parler de ça, que ça me torture, que je ne veux pas qu'elle soit heureuse avec ce type. Puis comme un éclair de lucidité, je relève les yeux. On dirait un bipolaire en manque de son traitement. « Attends mais.. de qui tu parles, déjà ? » Je place sur mes lèvres un faux sourire ironique et auto-dérisoire. Je soupire doucement, secouant la tête, pour lui expliquer. « Parce que là je.. je comprends plus rien, et tu sais qu'j'suis pas un menteur. J'serais incapable de te souhaiter du bonheur si c'est un type qui.. si c'est un.. si.. » La gorge nouée, j'arrive même pas à terminer. J'aimerais juste lui dire si c'est un autre. Les dents serrées, je détourne le regard, caressant mes tempes.

« Je veux pas partir non plus mais ce serait peut-être plus simple comme ça. Je crois. » Non ! Non ça ne serait pas plus simple ! J'ai envie de lui crier qu'elle se trompe, qu'elle fonce dans un mur en croyant ça mais peut-être que... peut-être qu'elle a raison. Si elle doit voir sérieusement quelqu'un, peut-être vaut-elle mieux qu'elle déménage oui. Je ne supporterais pas une présence masculine chez moi, chez nous, dans ce chez nous où il n'y a pourtant jamais eu de nous. J'ai la gorge nouée, je secoue la tête, je n'arrive plus à penser. Puis je décide de lui demander clairement. Après-tout, je dois savoir n'est-ce pas ? Si faut c'est notre voisin, si faut c'est un de mes potes, si faut c'est quelqu'un d'autre, j'en sais rien. Elle met plusieurs secondes avant de me répondre. L'angoisse me rend les mains moites, j'ai envie de m'enfuir comme un gosse qui n'est pas capable d'affronter. C'est tout ce que je suis de toute façon. Un gosse. Un enfant minable qui est resté bloqué à l'état de pensée primaire. J'ai envie de m'enterrer. Très très profond pour ne même plus voir la lumière du jour qui me brûle la peau.

Et puis d'un seul coup elle m'attrape le t-shirt et me secoue. Me secoue... très fort. Ok, ok, la question était déplacée c'est ça ? Elle ne veut pas me le dire ? P't'être que je ne suis réellement personne pour elle pour qu'elle me confie ça. Interloqué, je me laisse faire comme une poupée de chiffon jusqu'à-ce qu'elle cesse. Et qu'elle me balance de nouveau une bombe. Une bombe au parfum de rose. « Mais c’est de toi que je suis amoureuse espèce de stupide idiot. » Comme ça. C'est tout. Je reste sans voix, pendant qu'elle se met à rire. Je la fixe intensément, j'essaie de comprendre. Et puis la lumière se fait. Sa réaction à notre dernier jeu de défis. Sa larme face à moi. Nos corps entrelacés en cette matinée désastreuse. C'est moi. C'est moi. « Moi... » Elle a cessé de rire, je n'ai toujours pas réagi. Son expression a changé du tout au tout pourtant tandis qu'un sourire nait sur mes lèvres. La balance émotionnelle à nous deux ; elle est au bord des larmes. Je fronce doucement les sourcils, je ne comprends pas, s'en veut-elle de me l'avoir dit ? Est-ce déçue de mon manque de réaction ? « Mais toi c’est bien de moi que t’es amoureux ? » La question sonne à mes oreilles comme les réminiscences des années primaires. Alors c'est de ça dont elle est inquiète ? N'a-t-elle pas vue ma jalousie incontrôlable la dernière fois ? N'a-t-elle pas vu comme je la regarde parfois ? Je n'sais pas vraiment comment lui dire. Je la regarde toujours, et toujours ce sourire insolent sur mes lèvres. J'attrape son visage entre mes mains et d'un ton amusé, murmure : « Je n'sais pas. – je laisse passer une seconde théâtrale – Mais je crois que t'es bien la seule à me faire ressentir ça.. » Je colle mon front conte le sien en fermant les yeux. C'est avec un naturel et un besoin déboussolant que mes lèvres se dirigent vers les siennes dans un baiser à la fois frugal et douloureux. Oh oui si c'est ça, putain que ça fait mal d'aimer.